Technocritique : des cinémas luddites
“…et à bas tous les rois, excepté le roi Ludd !” (Lord Byron)
Face aux engrenages des machines-mondes, l’art du sabotage.
On dit que le terme sabotage vient des ouvriers du XIXᵉ siècle qui jetaient leurs sabots dans les machines des usines, ou qui travaillaient « comme des sabots » — c’est-à-dire bruyamment, lentement, maladroitement — pour ralentir la production. Dérégler la machine, ou en faire un usage autre, pour rendre visible son fonctionnement et mettre en péril son efficacité.
En ce sens, peut-être que les premiers saboteurs furent les Luddites, ces artisans et ouvriers qui se révoltèrent dans l’Angleterre du début du XIXᵉ siècle contre l’introduction des nouvelles machines dans les manufactures, souvent en signant leurs sabotages au nom du fictif roi Ned Ludd, figure mythologisée de la révolte ouvrière contre l’automatisation. Le sabotage des Luddites n’était pas une opposition à la technique en soi, mais un ensemble de refus stratégiques, des réponses politiques à la manière dont ces nouvelles technologies étaient imposées d’en haut, reconfigurant le travail, les corps, les droits.
On pourrait dire des cinémas expérimentaux et différents qu’ils partagent quelque chose de cette attitude. Ils sabotent, comme les Luddites : soit en déréglant la machine-cinéma, soit en la réinvestissant autrement, rendant visibles ses rouages et ses effets. En refusant les automatismes de la forme. En désobéissant à la grammaire des images dominantes. Ce n’est pas l’innovation qui compte, mais ce qu’on fait vaciller. Saboter, ici, ce n’est pas refuser l’avenir. C’est en rediscuter les conditions.
Car les technologies ne sont jamais simplement des outils extérieurs à nous : elles composent notre environnement, notre mode d’existence. Elles modèlent nos gestes, distribuent notre attention, éduquent nos affects et naturalisent des formes de pouvoir qui se font passer pour le « progrès ». Elles organisent nos manières de percevoir et d’agir. Et elles le font d’autant plus efficacement qu’elles se présentent comme neutres, objectives, inéluctables. Saboter, comme les Luddites en avaient l’intuition, c’est donc refuser — au moins le temps d’une action — d’adhérer si docilement à ces organisations technologiques dominantes.
Des cinémas luddites qui sabotent, donc, pour ce 27ᵉ Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris, qui aura lieu du 10 au 19 octobre 2025. De manière explicite dans le Focus « Technocritique », qui se déploiera en projections et performances dans de multiples lieux à Paris et en proche banlieue : Cyberrance, le DOC, Mains d’Œuvres, l’AERI, le Shakirail et le Grand Action, que nous remercions chaleureusement de nous accueillir pendant le festival. Mais aussi peut-être de manière plus implicite dans les films sélectionnés cette année pour la Compétition Internationale. Cette année, plus de 1 700 films et vidéos ont été visionnés par le comité de sélection — un record. 44 films, issus de 23 pays, ont été retenus et seront projetés en six séances au Grand Action, en présence des cinéastes, avec une délibération publique du jury le dimanche.
Après la reprise des films primés le dimanche, la soirée de clôture rendra par ailleurs hommage à Lionel Soukaz, ce grand saboteur des représentations et des morales dominantes, disparu début 2025, avec un film inédit de Xavier Baert ainsi qu’une projection de la restauration en double écran d’Ixe (1980).
Une soirée « Off » se tiendra également le lundi 13 octobre au Maltais rouge, proposée et menée par Frédéric Tachou, où chacun·e pourra apporter librement des films à projeter et discuter ensemble — une manière de saboter, peut-être, le principe même de la sélection.
Enfin, le programme comprend aussi une séance Jeune Public à la Halle des Épinettes, conçue par Pétronille Malet à partir du catalogue du CJC, ainsi qu’une programmation dédiée aux cinéastes de moins de 18 ans.