Cette année, les cinémas différents ne se conjugueront pas au masculin pluriel. Qu’ils aillent de l’enseignement du genre dans les écoles publiques à la féminisation de la langue française, en passant, bien entendu, par la mise en avant par le mouvement #metoo du sexisme dans les milieux professionnels, les débats de société récents nous invitent à repenser notre rapport au genre et au féminisme. Le cinéma ne leur est pas resté hermétique, et de la même façon que ces débats ont traversé l’industrie et habité les sujets des films, nous affirmons qu’ils marquent aussi nos approches esthétiques.
En 1975, dans son article pionnier « Visual Pleasure and Narrative Cinema », la critique Laura Mulvey forge la notion de male gaze, afin de décrire la manière dont un pan entier de culture populaire — le cinéma classique hollywoodien — est structuré par le regard masculin hétérosexuel, non seulement sur le plan des représentations, mais plus profondément sur le plan même du langage filmique. À l’échelle de la critique féministe du cinéma, l’apport de Mulvey constitue un véritable séisme, qui continue d’informer notre vision, et nos façons de créer des films à notre tour. De plus, la critique féministe ne nous a que trop appris, par ailleurs, à percevoir la place marginale faite aux réalisatrices au sein des canons de l’histoire du cinéma.
Fort·e·s de ces enseignements, nous avions le souhait de placer cette édition du festival sous les auspices bienveillants d’une approche non-masculine de l’expérimentation visuelle où le rapport au genre serait exploré en donnant exclusivement la parole à des cinéastes et artistes identifiées femmes et trans.
Quel rapport au cinéma développent des femmes dont le désir s’oriente vers d’autres femmes ? À travers quelles images, quelles références visuelles les personnes trans trouvent-elles des reflets de leur expérience ? Ces questions nourrissent notre curiosité. Bien que nous ne puissions garantir qu’une séance où aucun film n’est réalisé par un homme cisgenre (entendre non trans, c’est-à-dire assigné comme homme à la naissance) ait une saveur particulière, l’hypothèse étant excitante, elle nous a donné envie de tenter le coup. Ce projet aurait dans tous les cas, comme d’autres festivals en Ile-de-France et ailleurs, le mérite de mettre en avant et peut-être révéler des talents pour certains confidentiels, pour d’autres oubliés, ou jamais assez visibles.
Au même titre que nous exprimions, l’année passée, notre familiarité avec le « déchet » qu’avait pu représenter le cinéma expérimental au sein de l’industrie du cinéma, les femmes, elles aussi, ont pu constituer une minorité politique, reléguée dans les marges. Encombrantes lorsqu’elles marchaient dans la rue, objectivées lorsqu’elles apparaissaient à l’écran, criant pour revendiquer leurs droits, et surtout prenant la caméra sans autorisation, sans validation extérieure.
Nous accueillons et recevons cet héritage d’un cinéma qui n’a pas attendu qu’on lui donne la parole.
La programmation de cette année ne cherche pas à mettre à l’honneur, comme seule thématique, les sujets femmes. Il s’agit de montrer que là où l’on parle de « minorités », fragiles, il existe des espaces innombrables de création, d’histoires intimes, de récits corporels, de contes sexuels et de fables liquides. Des fluides qui s’écoulent comme autant de mots qui se déversent. Sorcières ont été ces images qui exprimaient nos vies et nos expériences. Elles ne s’excusent pas face aux conventions d’un cinéma qui ne les a pas reconnues : elles prennent mille formes et ne répondent à aucun genre.
De l’intime au collectif, notre histoire est celle d’un commun mais ne peut ignorer la spécificité des luttes qui se sont développées sur tous les continents. Si l’histoire des luttes féministes et LGBTIQ+ a d’abord été celle des droits, l’enseignement que nous retenons aujourd’hui est celui d’un héritage d’où convergent les luttes qui ont forgé nos communautés : des États-Unis à la France, en passant par la Finlande, la Serbie, depuis l’Amérique Latine jusqu’à Taïwan. Nous devons récupérer notre histoire, car elle est autant celle de nos corps comme de nos terres, que nous nous réapproprions.
Sous la terre, brillent et scintillent nos poétiques underground : rebus, déchets, se mutent en de précieux objets, désormais sujets, qui font vibrer la terre et gronder nos corps. Elles sont les mémoires éparpillées de toutes ces populations qu’on a voulu réduire au silence. Nous entendons ces voix, regardons ces images, et nous constatons que nous avons encore beaucoup à dire et à montrer.