Marti, Dupuis : Transfigurations

Marti, Dupuis : Transfigurations

Entretien réalisé par Raphaël Bassan

Pionniers du Collectif Jeune Cinéma, Jean-Paul Dupuis et Stéphane Marti ont été les premiers cinéastes expérimentaux – avec Patrice Kirchhofer, Maria Klonaris, Katerina Thomadaki,  Teo Hernández, parmi les plus notoires – à rejoindre notre structure il y a près de cinquante ans. Quand le CJC s’est créé en 1971, l’expérimental français, au sens où on l’entend aujourd’hui, n’existait quasiment pas à l’exception des travaux novateurs d’Étienne O’Leary et Pierre Clémenti et des lettristes des années 1950 qui formaient, eux, un groupe fermé dont certains ont rallié plus tardivement le courant expérimental au sens le plus large. L’historien Dominique Noguez a rangé Dupuis, Marti et quelques autres dans ce qu’il a nommé l’École du corps en 1977. Les travaux de Dupuis et Marti étaient dissemblables. Dupuis se voulait  élégiaque, déployait le noir et blanc et les plans longs. Marti était plus baroque, utilisant les plans courts, le refilmage, la débauche de couleurs,  mixant subrepticement  des  femmes à ses jeunes éphèbes : il peut  être considéré comme un pionnier du cinéma queer français. Malgré cette altérité formelle, ils obtinrent le Grand Prix ex-aequo de la section Cinéma différent du festival d’Hyères 1977 : Jean-Paul pour Lithophonie et Stéphane pour La cité des neuf portes. Cette « école » ou courant identifiait alors le CJC en réplique au mouvement poststructurel qui animait les cinéastes de la Paris Film Coop.

Je ne pensais pas que les univers de Marti et Dupuis pouvaient se croiser. J’ai été très surpris lorsque Stéphane m’a envoyé les six courts métrages qu’ils avaient conçus, à deux, en 2023 à partir d’extraits de films de Marti réorganisés, réenchantés par Dupuis : Marcel for Ever, La Dixième porte, Eros 3, Le Djinn d’or, Rosa Muscosa, Aloual, la perle noire. Jean-Paul Dupuis est également musicien. En 2020, il convoque sa « fibre musicale » pour concevoir une série de films intitulés Dialogues avec l’invisible où les images que génèrent ses compositions donnent une série de films abstraits. C’est ainsi que s’accomplit son retour au cinéma. Après un travail commun en 2014  sur Ora pro nobis de Marti (1979), Dupuis hybride son inspiration et ses techniques musicales en replastifiant des extraits d’anciens films de Stéphane Marti. Désormais, dans ce projet, Jean-Paul ne cherche plus  les éléments fondamentaux de sa création dans son ancienne pratique de cinéaste argentique mais dans les éléments fournis par son co-auteur. Le résultat est surprenant, cela donne des films très radicaux mais empreints d’un grand lyrisme. Dupuis formalise, ainsi, ce que Nietzsche appelait “l’esprit de la musique”. R.B.

 

 

Raphaël Bassan : La Transfiguration de 2014 de Stéphane (environ 17 minutes) reprend le film-hommage à Aloual de 1979. Selon Stéphane, c’est le film fondateur ou plutôt le creuset de votre future collaboration. Comment s’est passée cette coopération ? Comment a-t-elle débutée ?`

 

Stéphane Marti : Cette première « transfiguration » est en effet issue d’un film réalisé en 1979, intitulé Ora pro nobis que je souhaitais raccourcir. Il me semblait qu’en enlevant quelques séquences je parviendrais à mieux affiner cet hommage à Aloual, mon acteur fétiche de l’époque. Puis, en revoyant nombre de mes films, je me suis rendu compte que certains « blocs » pouvaient « fonctionner » de manière autonome. Dans le cinéma expérimental, la matière visuelle est fluide et, n’étant pas assujettie à une linéarité narrative ou documentaire, elle peut prendre une autre dimension, bien plus subtile que celle attribuée au concept traditionnel d’extrait. Mais je ne souhaitais pas revenir sur mes originaux en super 8 et reprendre les ciseaux.

Auparavant, j’avais déjà réajusté un film hommage pour Michel Journiac, Le magistère du corps (1996, 15mn) monté en Beta au Centre St Charles de Paris 1. Puis un autre pour Marcel Mazé réalisé à partir de films tournés avec lui, MM, les forces de l’ombre et de la lumière (2012, 16mn) et entrepris un film manifeste Lettre à un public introuvable (2011, 46mn), articulé à partir d’extraits et de diapos de presque toute ma filmographie avec, en écho, des phrases du célèbre ouvrage de Dominique Noguez Éloge du cinéma expérimental . Combinaisons numériques inédites grâce à l’aide brillante du ciné-plasticien David Bart.

Ainsi, l’idée de raccourcir, de refragmenter ou de reconfigurer était déjà installée lorsque j’ai demandé à Jean-Paul d’enlever des plans du film de 1979 et d’en refaire la conception musicale. Expérience réussie de notre première Transfiguration

À partir de 2020, je découvre ses Dialogues avec l’invisible, restés encore confidentiels. Enchanté par la virtuosité des combinaisons visuelles et sonores en surimpressions souvent insaisissables, je lui propose de retenter l’expérience d’Ora pro nobis mais avec cette fois une totale liberté d’agencement des images, à partir d’extraits de films, de diapos ou d’œuvres plastiques récentes dont certaines en utilisent d’ailleurs des fragments. La seule consigne étant de ne pas dépasser 5 mn. Surgissent alors les nouvelles Transfigurations 2023 !!

 

R.B.: De ton côté, Jean-Paul, quand et comment as-tu songé et entrepris tes Dialogues avec l’invisible ? Comment es-tu passé de Dansité (1978) à ton premier Dialogue ? Du mélange choral des corps à l’abstraction d’images comme générées par la musique. Je pense un peu, quoique ce soit différent, à Pas de deux de Norman McLaren (1968) qui, à force de mélanger les mouvement des danseurs, arrive à créer une symphonie abstraite, les danseurs devenant des lignes et des motifs. Ce n’est qu’un exemple. Ton travail est différent mais c’est pour te tendre une perche.

 

Jean-Paul Dupuis : En 1985, j’ai réalisé mon dernier film différent Ex-Tension  avant de réaliser des films documentaires (d’ artistes, de musées, quelques films de commande alimentaires, etc.). C’est en 2020, dans un climat social difficile où la pandémie commence à s’installer, que, face à moi-même, je décide de renouer avec le cinéma différent- expérimental. 

Je maitrisais suffisamment l’ordinateur et les logiciels  consacrés au visuel et au sonore. J’avais composé une centaine d’œuvres musicales électro-acoustiques. J’ai donc décidé de faire des images tournées avec mon téléphone portable de haute qualité puis de composer avec cette matière visuelle et sonore.  Pour moi, l’organisation des images et des sons a toujours été la base de mon travail artistique, les outils d’aujourd’hui permettant à mon imaginaire d’aller à sa convenance.

Travailler à l’améliorer par la maitrise du temps  – comme me l’avait dit Robert Lapoujade en 1974 au festival de Toulon – est l’une de mes préoccupations majeures. Le visuel et le sonore s’assemblent et se rassemblent dans une temporalité que l’on doit apprendre à maitriser au fil du temps.

C’est donc tout naturellement que mon désir de faire des images s’éveille le plus souvent possible, au hasard des rencontres – des êtres, des choses, de la pierre, du végétal, des lignes, de la géométrie, etc. Enfin, regarder au plus près de ce que l’on ne prend plus le temps de regarder.  Toutes ces images isolées de leur contexte initial vont revivre différemment en créant du sens, de l’émotion, du désir, un certain dialogue avec ce qui dépasse : l’irrationnel.

Tout devient alors possible quand notre propre imaginaire se déroule, alimenté à chaque instant par les Rencontres. Quand je regarde mon parcours, j’ai toujours associé le visuel et le sonore et j’ai toujours aimé le travail des autres. C’est pour cela que le documentaire a été une manière d’apprendre et de partager.

Finalement, j’ai commencé à dire, montrer et créer un univers très personnel. Puis se sont rassemblés l’Autre et Soi, le mouvement au cinéma et le mouvement dans la danse, le travail artistique des autres pour comprendre mieux mon propre travail, et enfin un retour à ma créativité initiale, continuité de mon parcours de vie.

 

R.B. Venons-en aux six Transfigurations de 2023 : Marcel for Ever, La Dixième porte, Eros 3, Le Djinn d’or, Rosa Muscosa, Aloual, la perle noire. On note, pour aller vite, deux « biographies visuelles » : Marcel for Ever et Aloual, la perle noire.  Les autres quatre films peuvent recouper ce que tu écris Stéphane au sujet de Rosa Muscora : « des brassées de pétales d’où émergent, à peine déchiffrables, des corps, des visages, des gestes. » On peut écrire au sujet de ce quatuor : « des brassées d’images et de photos d’où émergent, à peine déchiffrables, des corps, des visages, des gestes.» Non ?

 

S.M : Oui, tout à fait, c’est par brassées que se déploient ces images dans des jeux inouïs de surimpressions dont les niveaux de lecture restent ouverts. Elles font partie des premiers trucages utilisés dès les débuts du cinéma pour figurer la transformation du réel et s’avèrent bien plus créatives dans le champ du cinéma expérimental. J’ai toujours été fasciné par ce procédé mais n’ai pu l’utiliser moi-même avec le super 8, médium principal de tous mes films. 

Alors je reste subjugué quand apparaissent, grâce à la sensibilité de Jean-Paul et à sa grande maîtrise des outils numériques, ces proliférations visuelles auxquelles je ne m’attendais pas du tout, ces combinaisons de couleurs et de textures, ces fragmentations superbes de corps et de visages qui, avec la composition musicale et dans des jeux infinis de transparences, d’échos, de miroirs ou d’analogies, deviennent corps étranges, mystérieux, inquiétants, hybrides. 

Émerge une sorte d’extase contemplative qui réveille des sensations profondes, un vrai trip psychédélique, quelque chose qui évoque les surimpressions magiques d’Inauguration of the Pleasure Dome de Kenneth Anger (1954) ou le Visa de censure de Pierre Clémenti (1967), chefs-d’œuvre aussi rares que sublimes du cinéma expérimental. 

Et pour moi, encore plus touchant, une réactivation de la mémoire et de l’émotion car beaucoup de proches déjà célébrés dans mes films ont disparu. 

 

R.B. : La place nous manquera pour analyser tous les films. Aussi vais-je me servir de votre premier film en collaboration pour ouvrir des portes et susciter quelques clés : Marcel for Ever. Marcel Mazé a beaucoup compté pour vous deux. Alors, quel est l’apport de chacun d’entre vous à ce film ? À cet hommage ? Stéphane, tu as choisi les extraits ? Jean-Paul, tu as conçu la musique et « remonté » ces extraits avec quelles intentions, comment ? Avec quelle manière de traiter la double matière sonore et visuelle ? Comment, Jean-Paul, as-tu traduit, prolongé, domestiqué et approprié les images de Stéphane ? Comment as-tu privilégié certaines images d’où sont sortis certains sons. C’est « une alchimie inédite » écrit Stéphane. Comment tout cela s’est-il dialectisé ?

 

 J.-P. D. : Mon travail avec Stéphane est un hasard heureux de la vie. On s’est connu au Collectif Jeune Cinéma et nos deux films La cité des neuf portes et Lithophonie ont eu le Grand Prix  ex aequo au festival d’Hyères 1977. Quelques années après – il n’y a pas de hasard finalement – nous avons travaillé au remontage d’ Ora Pro Nobis  en y ajoutant une nouvelle musique que j’ai composée. 

Sur les conseils de Stéphane, j’ai créé une chaîne YouTube car comme il me l’a exprimé, même si cela ne rapporte rien, il vaut mieux être vu qu’ignoré. Ce qui fait écho à ce que m’avait dit Robert Lapoujade en 1974 : choisir de faire ce cinéma différent c’est ne rien attendre du système.

Mes Dialogues avec l’Invisible  étaient accessibles sur ma chaîne YouTube et après en avoir vu un certain nombre – il y en a quarante à ce jour – Stéphane décida de m’envoyer les images de ses films, des extraits qu’il avait lui-même choisi et me donna carte blanche.  Marcel for ever  fut le premier.

J’ai regardé tous les extraits puis j’ai commencé à réorganiser la matière visuelle. Choisir des moments, les associer à d’autres dans l’horizontalité – continuité – et dans la verticalité – surimpressions –, modifiant rythmes et densités de l’image. J’ai commencé à me réapproprier sa matière visuelle pour en faire une « Transfiguration » tout en respectant son univers personnel et plastique. Et cela, dans le même esprit que mes Dialogues avec l’invisible. Chacun de ses plans et fragments de plans avaient un sens pour moi. Les organiser autrement faisaient apparaître des émotions différentes. 

Le super 8, avec son format, ses collures, son grain, devait s’inscrire dans un format 16/9. Déborder du cadre super 8 à l’intérieur du 16/9 c’était comme peindre un tableau faisant apparaître le hors-cadre. Tout fait sens et tout a un sens démultiplié que chaque individu interprète à sa façon. 

Stéphane m’avait donné une limite temps : entre 3 et 5 minutes.

 

S.M. : Et c’est justement avec le rendu du super 8 par le numérique que j’ai été conquis. Toutes les subtilités, les erreurs ou les maladresses (scratchs, rayures, collures, poussières, tremblés, sautes, variation d’exposition, etc.) y sont retranscrites avec une infinie précision et se fondent dans les textures numériques. Là aussi, transfiguration d’un médium par un autre et métissages ensorcelés entre l’argentique et le numérique 4K. Rien de tel n’était possible avec les transferts analogiques (vidéo). 

« Ressusciter »  Marcel, ami commun très cher, figure charismatique essentielle du cinéma expérimental français, fondateur du CJC et de ses innombrables manifestations, nous est apparu primordial pour commencer ce cycle. 

 

R.B. Jean-Paul, pour chaque film tu conçois un type de musique différente. Comment procèdes-tu ? 

 

 J.-P. D. : J’ai choisi des extraits de mes musiques que j’ai coupées, remontées remixées pour créer une musique propre à chaque film. J’utilise des banques de sons de factures abstraites que j’organise dans un schéma multipistes. Je choisis des timbres sous forme d’échantillons appliqués aux touches d’un clavier piano. J’utilise toute l’étendue du clavier du plus grave au plus aigu.

Je crée des segments sonores que je superpose à d’autres segments de facture très différente afin de créer un univers électronique musical qui détournera les segments visuels, les superpositions, etc. L’outil devient alors créateur de sens.

La richesse des sons créés et organisés permet de donner des sensations et des émotions différentes. Quelquefois, le musical se lovera dans le visuel mais, à l’inverse, le sonore apportera une dimension opposée à l’image ou au visuel proposé au spectateur.

Les sons comme les images proposent des directions, des chemins à travers lesquels on peut se perdre. Et c’est parfois magique de se perdre et de ne plus obéir à des repères convenus. Pour moi tout est construction dans un chaos qui s’organise au fil des secondes. 

 

R.B. : Lorsque l’on regarde l’ensemble de ces films (mais même chaque film séparément), c’est plus l’univers de Stéphane qui vit, revit, est régénéré que celui de Jean-Paul ? Non ?

 

S.M. : Sans doute, car tout le répertoire visuel (films, diapos, photogrammes, collages, dessins, peintures) m’appartient mais Jean-Paul se l’approprie, s’en inspire et entame une recomposition aussi bien visuelle que musicale en toute liberté. Ce qui n’a rien à voir avec le travail du monteur professionnel qui suit tel plan de travail ou telles indications du réalisateur. Ensuite nous échangeons pour réajuster certains éléments et validons ensemble. C’est un véritable travail de cocréation.

 

R.B. : Si chaque film développe un thème propre, différent des autres, tous, néanmoins, peuvent répondre à cette définition de Stéphane pour Eros 3 : « Tourbillon, foisonnement et fragmentation des sensations évoquant les vertiges du désir et les chemins qui appartiennent à l’ordre du Sauvage et du Sacré .»

 

 J.-P. D. : J’ai reconfiguré et réenchanté l’univers sacré de Stéphane.  Je crois que je recherche cette dimension sacrée à travers le musical. Nous avons beaucoup évoqué Jean Cocteau car nous nous sommes emparés, chacun à notre façon dans nos modes d’expression créatives, de cette recherche du spirituel et du sacré. Nous nous sommes retrouvés dans une autre dimension. 

 

S.M. : Les glissements du sacré au profane sont déjà inhérents à tous mes films via la célébration des corps, la ritualisation des gestes, le foisonnement baroque, le tourbillon des allégories, la dramaturgie théâtralisée, l’émergence du spontané qui approche souvent la transe, le désir homosexuel et la luxuriance de ce « petit » medium super 8.  Cf. L’École du corps, longtemps un pôle spécifique du Collectif Jeune Cinéma, aujourd’hui abandonné.

À présent, nos Transfigurations conjuguent délicieusement érotisme, volupté, sauvagerie, exubérance, rédemption et spiritualité. Des fragmentations d’espaces/temps où s’esquissent imagerie chrétienne, festin dionysiaque, transe de possession, cycle des métamorphoses et arrières-mondes invisibles. 

Brassées d‘images et de musiques qui nous plongent vers l’en-dessous, « le chaos primordial », les territoires du désordre, cette partie cachée de l’univers où circulent les puissantes énergies originelles. Et brassées qui se transcendent vers l’au-delà ; la dimension mythologique et cosmique, la part de mystère et de divin, affranchie des dogmes et des intégrismes, qui demeure en chacun.e de nous. Entre les deux, bien entendu, les tumultueux saisissements du corps.

 

J.-P.D : J’aimerais terminer par ce qui me paraît essentiel et incroyable. Le travail de création, qui est un acte éminemment personnel, s’est vu partagé dans une confiance réciproque, un dialogue permanent et un respect mutuel pour que chacun vive ce partage non fusionnel comme une nouvelle réalité créative : 1+1 = 3. 


 

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