Leyla Rodriguez, de Separation Loop (2015) à Boom (2018)

Dépaysement/Repaysement

Leyla Rodriguez, de Separation Loop (2015) à Boom (2018)

Dépaysement/Repaysement

Difficilement traduisible, le mot allemand Heimat désigne le pays natal, la patrie. Dérivée de Heim (le chez-soi, le foyer), la notion de Heimat exprime le sentiment d’appartenance à un milieu de socialisation qui peut être le lieu de naissance, la maison des parents, le terroir, la région, la communauté et, par extension, la patrie au sens politique.

 

Leyla Rodriguez a grandi en Argentine avant de déménager en Allemagne, fuyant ainsi la dictature militaire de son pays. Une patrie perdue, une famille dispersée dans le monde et ce sentiment de n’habiter nulle part sont précisément les thématiques de cette œuvre protéiforme. Depuis le début des années 2000, Leyla Rodriguez explore différents media, où son travail iconographique, photographique, ses installations et ses objets, correspondent avec sa production cinématographique. Centrée sur des questionnements sur l’identité, et le rapport de l’individu au lieu, au temps, à son environnement et à sa culture, l’œuvre de Leyla Rodriguez défie et expérimente les ancrages spatio-temporels pour tisser une boucle infinie. Les différents courts-métrages se constituant comme autant de portes d’entrée singulières et différentes, à une œuvre aussi hétéroclite que circulaire, parfois accompagnés d’un travail sur un autre médium comme un fil entremêlé au tissage du film.

A ce titre, la série photographique Interior Landscapes agit comme trame sous-jacente au film Interior Season, nous faisant traverser ce paysage intime de la chambre, sur ces photos de lits défaits aux draps blancs impersonnels, néanmoins marqués de la trace figée de la présence d’un corps, d’un individu, qui l’a habité momentanément. De la même manière, la série d’installations photographiées Homeless « textiltaggX – Exiled Textiles » sert d’introduction au paysage du court-métrage éponyme, qui assemble les « chutes » des photos, dans un montage très cuté différentes prises de chaque photo, comme s’il s’agissait de garder une mémoire de la capture de chacun des affichages, de lui donner une seconde vie. Commencée en 2006 et comptant à ce jour environ 240 pièces ces installations sont des tissus affichés sur les murs des villes comme s’il s’agissait encore une fois de marquer d’une présence singulière un paysage impersonnel et uniformisé. Superposer les souvenirs du pays quitté, en rendant hommage à cette tradition d’affichage sur les murs pour commémorer les défunts sous la dictature en Argentine, et les transposer sur un pays que l’on tente d’apprivoiser. Habiller des murs neutres comme moyen d’habiter un pays qui n’est pas le sien.

Ce que parvient à introduire Leyla Rodriguez à travers son art, c’est une réflexion sur le « chez-soi », comment le lieu est susceptible de définir une identité et à l’inverse, comment l’individu peut habiter de sa présence un ou plusieurs lieux. Par un montage souvent rapide voire sur-cuté, un mélange de musique folklorique acoustique argentine et musique moderne électronique, de plans rapprochés et d’autres plus larges qui nous mettent face à l’immensité du monde, une fusion entre les espaces et les différents individus, humains et animaux non-humains qui les habitent, l’artiste pense la relation à l’espace et au monde comme mouvante, élastique. Comme « guide » à un monde reconstruit investi de nouveaux codes, le personnage, « Leylox », avatar de la réalisatrice, être singulier, muet, toujours masqué à l’instar des autoportraits de la série photographique I don’t see myself like this (2011). Un visage recouvert de nappes de tissus, d’une cagoule en crochet ou d’un masque d’âne. Être hybride : humain, animal, textile. C’est avec la boucle de Separation Loop en 2015 que la collusion des espaces et des temporalités se produit. Un déferlement d’images de l’Argentine : ses montagnes, sa mer, sa faune et sa flore. Mêlé à cet effacement provisoire des limites du pays, le montage de plus en plus rapide mélange les lamas de hautes-montagnes aux chevaux des plaines, et fait émerger parmi les rouleaux de tissus la naissance de cet être-textile. Première version de l’avatar de la réalisatrice qui peuplera les courts-métrages qui suivront. Separation loop est le premier pas dans cette imagerie d’une reconstruction mémorielle d’un sentiment de chez soi : premier drapeau brandi sur ce nouveau pays virtuellement (re)construit par le montage, premier tissu folklorique argentin affiché sur un mur achevant le court-métrage dans son dernier plan.

 

Les réalisations suivantes, constituant cette série sur l’identité et la notion de heimat reprendront cette poétique du montage rapide, de la déambulation de Leylox, avatar évolutif, dans un monde dont les limites seraient effacées : les plans larges et plans rapprochés se complètent pour saisir l’individu dans son environnement, grande profondeur de champ, intérieur et extérieur, rencontre entre êtres différents. Optimistic Cover (2016) s’ouvre ainsi sur la course effrénée du chien de la réalisatrice sur une plage embrumée filmée en plan large. Espace immense, symbole d’une limite naturelle qui n’en serait finalement pas une tant la plage reste un espace de libération du corps animal, de cette course tantôt rapide, tantôt ralentie, rompant la linéarité de la sensation du temporel. A l’instar du tandem Interior Landscapes/Interior Season, ce qui semble être filmé en intérieur n’est pas non plus un espace délimité, mais l’occasion pour l’artiste par jeu de composition d’objet, de collage et de projection, de faire sentir sur l’espace figuré sa subjectivité.

Leylox forme, au fil de ses courts-métrages, son propre globe terrestre : une terre dont la distance entre Francfort et Buenos Aires ne pourrait être calculée en terme de temps ou d’espace, mais où ces deux destinations se retrouveraient dans un même espace indéfini, atemporel. Boom (2018) semble achever ce cycle de repaysement à la fois par l’intervention de la voix-over de la cinéaste évoquant un souvenir d’enfance chez sa grand-mère argentine, mais aussi par la cinéaste se démasquant à l’occasion d’une opération chirurgicale sur son propre visage. Visage encore à moitié masqué par les séquelles de l’opération, mais démonstration d’une transformation physique comme pour rendre visible une transformation émotionnelle et psychologique autant qu’une blessure originelle. Le cœur de l’œuvre cinématographique de Leyla Rodriguez se situe dans la capacité à penser de nouveau à la notion ouverte et complexe d’heimat, si opaque et élastique qu’elle est encore aujourd’hui accaparée par les partis d’extrême droite avec l’idée qu’un heimat, une patrie doit être protégée face à ce qui serait perçu comme « étranger » à elle. L’artiste en donne ici une définition claire : « Le pays que chacun porte à l’intérieur de soi » en abolissant les frontières physiques (et presque biologique en se transformant en être chimérique) au profit de l’émotion en tissant des liens entre Argentine et Allemagne, mers et montagnes, humains et animaux non-humains. Liens mémoriels, virtuels mais rendus physiques par le montage sonore et visuel qui entremêle les temporalités et participe à cette fusion/rupture entre nature et culture. S’ajoute au montage, la variation d’échelles de plans qui renforce l’immensité du monde par rapports aux individus et qui lie les êtres entre eux, les jeux d’échos entre les différent.es métrages et pièces artistiques sont autant d’éléments qui servent à cartographier le heimat de l’artiste.

Leyla Rodriguez est partie d’une absence de « chez soi » quittant une Argentine où le heimat était synonyme d’une répression des « éléments étrangers » face aux dogmes imposés par la dictature. C’est à travers les interconnexions entre ses différentes productions artistiques qu’elle s’est fabriquée son propre pays. Un pays mémoriel et virtuel constitué des lieux qui l’ont marquée, qu’elle est parvenue à habiter et à transformer en « chez soi ». A travers son œuvre, Leyla Rodriguez semble être parvenue à transmettre la charge émotionnelle de la notion d’heimat et la façon dont celle-ci peut laisser place à l’espérance. C’est dans son travail sur l’utopie que le philosophe allemand Ernst Bloch suggère que l’on y parvient en représentant le monde comme une matière extensible et accueillante, dont la plasticité laisserait apparaître la diversité des empreintes de nos existences individuelles.

 

- Jeanne Loubière

The Separation Loop (2015)

Optimistic cover (2015)

Hermetica (2018)

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